mercredi 9 février 2011

PROTECTION DE L’ENVIRONNEMENT EN HAITI : Alerte aux écueils irréversibles que peuvent engendrer certains "projets bidons" de développement communautaire

Conférence prononcée le 30 mai 2005, au Département des Sciences du Développement de la Faculté d’Ethnologie de l’Université d’Etat d’Haïti, Port-au-Prince, Haïti. Voir aussi l'article "Risque de disparition d'espèces d'arbres fruitiers dans le département du sud d'Haïti in le quotidien le Nouvelliste, Novembre 2002, Port-au-Prince, Haiti.

PROTECTION DE L’ENVIRONNEMENT EN HAITI : Alerte aux écueils irréversibles que peuvent engendrer certains "projets bidons" de développement communautaire

Je voudrais, avant de commencer mon exposé, présenter mes remerciements au professeur Jacques J. Jovin de me recevoir dans le cadre de son cours : Ecologie et Développement, pour prononcer cette conférence sur le thème : « Protection de l’environnement en Haïti : Alerte aux écueils irréversibles que peuvent engendrer certains projets bidons » de développement communautaire ».

Comment concilier le développement et l’environnement ? Telle est la question à laquelle notre intervention ambitionne de vous porter à réfléchir. Disons rapidement que pour notre intervention nous allons, dans un premier temps, définir les concepts clés qui se trouvent dans le thème même de notre conférence. Ensuite, nous établirons la relation entre le développement humain durable et la protection de l’environnement. Et enfin, nous porterons notre regard sur une région du pays où nous avons noté le risque de disparition d’espèces d’arbres fruitiers, ce qui pourrait contribuer à compliquer davantage la condition d’existence des habitants de la zone.

A notre époque la question de la protection de l’environnement occupe une place importante dans les discours politiques, économique et même religieux. On a enfin reconnu que l’intérêt que porte une nation à son environnement peut avoir un impact positif ou négatif non seulement pour elle-même mais aussi pour la planète entière.

Il est claire que la conservation des ressources écologiques de la planète est indispensable pour assurer une stabilité et / ou augmenter la qualité de vie tant au niveau national qu’au niveau mondial. Le père de la protection de l’environnement, John Muir, eut raison quand il déclara : « Lorsque nous essayons d’extraire un seul élément nous découvrons qu’il est relié à l’ensemble de l’univers ». Ainsi comprenons-nous que la disparition d’un élément de notre environnement qui nous paraîtrait insignifiant peut causer du tort à notre avenir puisqu’il y a interrelation et effet réciproque entre les divers composants de notre environnement.

C’est quoi l’environnement ? Quel sens lui prête notre intervention ? Bien avant, intéressons-nous au concept du développement durable.

Le concept du développement durable est un concept nouveau crée par les organismes des Nations Unie particulièrement le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) et La Banque Mondiale. C’est un concept multidimensionnel qui exige une approche multidisciplinaire pour le saisir complètement. Le temps nous manquerait ici pour faire un tel exercice. Cependant, nous allons rapidement voir le sens de ce concept sans pour autant que la définition qui en découle ne souffre pas de simplification excessive.

Deux sous concepts sont à isoler celui du développement humain et celui du développement durable. Il faut par-dessus tout chercher à comprendre le concept de développement et les qualificatifs qui lui sont adjoints celui de l’humain et celui de durable.

Le développement, sans rentrée dans des définitions ronflantes ou phallocentriques, est un acte par lequel s’accroît ou fait s’accroître un objet, un état ou une situation. Alors que l’humain se réfère à l’homo sapiens - sapiens doué d’intelligence et d’un langage articulé. Et enfin, précisons qu’on dit qu’une chose est durable c’est lorsqu’il y a continuité dans le temps.

Des ces considérations simples mais précises nous définissons le concept de développement humain durable comme étant un type de développement basé ou centré sur l’homme et qui tend à la pérennisation de l’être et à son épanouissement total. Ce type de développement, non seulement implique une amélioration de la qualité de vie des habitants par l’utilisation rationnelle des ressources et des infrastructures mais, ne nuit pas à l’environnement écologique, afin que les générations futures puissent survivre et se développer de manière adéquate. Ce type de développement exclut donc toute possibilité d’hypothéquer l’avenir des générations futures.

Voyons maintenant le concept d’environnement. Il implique dans le cadre de cet exposé, l’ensemble des éléments naturels qui constituent le cadre de vie de l’homme. Il englobe l’ensemble des agents physiques, chimique et biologiques et d’autres facteurs susceptibles d’avoir un effet direct ou indirect, immédiat, à terme ou à long terme sur les êtres vivants et/ou les activités humaines. L’homme placé dans ce milieu rentre en symbiose avec les autres espèces, animales ou végétales, afin de produire une association indispensable à sa survie et ipso facto sa multiplication.

L’accroissement des gaz à effet de serre, l’émission de substances chimiques polluantes et toxiques, la déforestation, la disparition d’espèces animales ou végétales peuvent mettre en péril la santé et l’avenir de l’homme. Malheureusement, c’est ce constat que fasse beaucoup plus d’un.

Selon E. O. Wilson : « La plupart de scientifiques spécialisés dans la diversité biologique conviennent que nous sommes au début d’une vague d’extinction des espèces d’un ampleur sans équivalent depuis la disparition des dinosaures ». En effet on risque de voir disparaître le quart de la totalité des espèces en cinquante ans. Certains scientifiques estiment à 70 le nombre d’espèces animales et végétales qui disparaissent chaque jour.

On ne mesure même pas l’importance de ces espèces dans l’équilibre écologique de l’environnement dont l’homme se trouve au centre de la dynamique. Qui ne dit pas que ces espèces au pu permettre à l’homme de faire face à telle ou telle autre maladie. Si la pervenche rosée qu’on retrouve au Madagascar aurait disparu dans le temps saurait-on que sa fleur a la capacité de la leucémie. ? On pourrait poser la même question pour l’If du Californie qui sert à traiter le cancer du sein et, on pouvait le faire un tas d’autres plantes.

Il est clair que la protection de l’environnement est nécessaire pour un développement humain durable. De ce fait, il faut concilier le développement et l’environnement. Malheureusement ce n’est pas un exercice facile.

Portant notre regard sur des actions de développement dans le département du sud d’Haïti, le COLLECTIF EUCA-DEV a retenu que parfois voulant contribuer au développement et résoudre des problèmes urgents certains organismes peuvent entraîner certaines zones dans un cercle vicieux de mal-développement. Cette conclusion repose sur des observations qui ont été portées sur plusieurs localités de la 8ème section communale de Maniche et de la 2ème section communale de Camp-Perrin dans du département du sud d’Haïti.

Il faut relater que durant la période d’observation nous avons noté une intense activité de greffage par des agents de terrain d’organisme de développement qui interviennent dans la zone. Nous avons suivi les agents greffeurs à l’œuvre sur le terrain. Puis nous avons eu des entretiens avec des bénéficiaires, des animateurs locaux, des agronomes et un écologiste. Nous avons questionné nos informateurs sur les raisons pour lesquelles certains arbres fruitiers ont nettement diminué et d’autres sont introuvables dans la zone. Nous les avons entretenus également sur les conséquences probables de la pratique du greffage.

Les provisions informatives que nous avons obtenues nous ont porté à parler de risque de disparition d’espèces d’arbres fruitiers dans le département du sud d’Haïti et ceci pour sept raisons :
1.                Les problèmes économiques des habitants de la zone les obligent à pratiquer le commerce du bois sans exception de leurs espèces.
2.                Dans la zone on pratique un greffage total de la plante c’est-à-dire on enlève toutes les branches de la plante concernée pour les remplacer par d’autres.
3.                Les agents pratiquent cette forme de greffe sur toutes les plantes et plantules des espèces ou variétés concernées qui tombent sous leurs yeux, ce qui risque de compromettre la reproduction naturelle de la variété, alors qu’il n’y a pas de parc de conservation des espèces ;
4.                Les produits issus du greffage, selon les spécialistes, à plus de 97 %, ne se reproduisent.
5.                C’est à l’insu des autorités et de la quasi-totalité des communautés locales que se produit ce phénomène ;
6.                Cette raison qui est une conséquence logique de la précédente, est que les habitants n’ont pas encore développé une attitude responsable vis-à-vis de la reproduction de la flore. Ils s’en remettent entièrement à la nature pour en assurer ;
7.                Enfin, le produit greffé, même s’il se reproduirait ne pouvait pas servir de base à la reproduction de la variété originale.

Quelles sont les espèces et/ou variétés que nous avons répertoriées qui sont menacées ? Cette liste n’est pas exhaustive mais on peut citer : les manguiers  [en créole haïtien mango labich, mango fil, mango nèt, mango kòn, mango sik]; Les agrumes tels que le citron et les oranges [ zoranj dous, zoranj si, zoraanj lakaye]. Il faut ajouter à cette liste des espèces menacées : la « pòm », la « ponmòwòz », le « Kayimit », le « kachiman » et la « gwayav », la « grenadin », le « sapoti », le « labapen » etc.

Quelles pouvaient être les conséquences certaines si ces espèces et /ou variété disparaissent de la flore locale? Elle peut avoir des effets indésirables très graves. Par exemple :
-                     La reproduction de la flore fruitière locale pourrait devenir dépendante des laboratoires étrangers ou à des tiers locaux ;
-                     Augmentation de la fragilité des écosystèmes locaux ;
-                     Déséquilibre entre population et ressources naturelles ;
-                     L’aggravation du problème de l’érosion ;
-                     L’augmentation du problème de la faim et de la sous-alimentation (déficit alimentaire - vitamines) en milieu rural haïtien ;
-                     Une diminution du revenu des ruraux ;
-                     Une augmentation de l’exode rural qui aggraverait davantage le problème de la bidonvilisation en milieu urbain et suburbain etc.
-                     D’autres conséquences que nous ne citons pas ici.

Ce problème risque de disparition d’espèces et/ou variétés d’arbres fruitiers peut s’étendre à tout le département du sud et même ailleurs pour trois raisons :
-                     Premièrement, les paysans subissent partout dans le département les mêmes pressions économiques. Par conséquent, ils ne pensent même aux conséquences de leurs actions quotidiennes sur leur lendemain ;
-                     Deuxièmement, il y a une mentalité prélogique qui préconise que la nature évolue et arrange les choses qui est jusqu’à date une mentalité dominante en milieu rural haïtien ;
-                     Troisièmement, l’organisation qui finance le projet de greffage des arbres fruitiers travaille dans tout le département du sud et ailleurs. Nous supposons que ses agents de terrain départementaux reçoivent une formation insuffisante en matière de greffage et/ou les mêmes consignes d’intervention.

En référence à ces considérations, même si nos observations n’ont pas été portées sur l’ensemble des localités du département et ailleurs les données seraient en quelques sortes généralisables. D’autant plus qu’un animateur qui à travaillé pendant plusieurs années dans le département du sud’est nous a fait remarquer que des espèces étaient menacées dans ce dit département pour les mêmes raisons.

En guise de recommandation, nous suggérons :
-                     La création d’un parc national, si possible une sous-station dans chaque département, où seront plantées et entretenues les différentes espèces et variétés de la flore locale ;
-                     Les Ministères de l’Environnement et celui de l’Agriculture, des Ressources naturelles et du Développement rural doivent superviser et encadrer les organismes qui interviennent dans leur champ d’activités ;
-                     La conduite d’activités de sensibilisation au niveau locale qui permettront une prise de conscience sur le danger et mettrait en évidence la responsabilité individuelle et collective dans la protection du patrimoine écologique local ;
-                     L’étude des alternatives au greffage qui pourrait améliorer le rendement des espèces locales ;
-                     Du côté des organismes qui travaillent dans le domaine des arbres fruitiers nous suggérons une formation plus complète pour leurs agents communautaires.

Faut-il s’alarmer ? Certainement pas. D’autant que le problème n’aurait pas encore pris une proportion nationale. De plus, il a été décelé à temps. Il ne reste aux autorités et aux communautés locales qu’à prendre les dispositions nécessaires pour y remédier.

Jean Laforest VISENE

Coordonnateur généraL COLLECTIF EDUCA-DEV.

« A la Découverte des Petits Génies de Maniche » : Une contribution à la recherche de l’augmentation de la qualité de l’Education en Haïti

Publié in le quotidien Le Nouvelliste, juillet 2004, Port-au-Prince, Haïti

« A la Découverte des Petits Génies de Maniche » : Une contribution à la recherche de l’augmentation de la qualité de l’Education en Haïti

Entre le 4 juin et le 25 juin 2004 s’est tenue à Maniche, commune du Département du sud d’Haïti, une compétition interscolaire dénommée: « A la Découverte des Petits Génies de Maniche », sous les auspices de la Bibliothèque Educa-Espoir du COLLECTIF EDUCA-DEV (COED). Cette compétition, qui a réuni dix (10) établissements scolaires de la place, avait pour fonction principale : Soutien aux activités éducatives au niveau du 2ème cycle fondamental dans la commune de Maniche et à ses environs.

En fait, cette compétition a poursuivi un triple objectif: Encourager les établissements scolaires et les écoliers à rechercher l’excellence; Promouvoir des espaces propices au développement intellectuel des jeunes écoliers manichois; Contribuer à la préparation des élèves aux examens de la 6ème année fondamentale.

Cette manifestation de l’esprit, coordonnée par une équipe d’enseignants expérimentés, avait pour public-cible les candidats aux examens de la 6ème année fondamentale (Certificat d’Etudes Primaires). Aux cours de la compétition les équipes des différents établissements ont subi les épreuves dans les matières suivantes : Communication française, Kominikasyon kreyòl, Mathématiques, Sciences Expérimentales et Sciences sociales.

La Bibliothèque Educa-Espoir avait posé comme conditions de participation à cette compétition : l’établissement doit avoir des élèves inscrits aux  Examens de la 6ème année fondamentale ; remplir formulaire d’inscription ; verser  cent (100) gourdes comme frais d’inscription ; et enfin, signer le protocole présentant les règles de la compétition.

Trois primes principales sont remises à la cérémonie de clôture le 25 juin 2004 : un ordinateur Pentium, un globe terrestre et un jeux d’instruments géométriques. En plus, les élèves, composants les trois premières équipes et d’autres, choisis sur le volet, bénéficieront d’un cours d’anglais interactif durant les vacances d’été 2004. Signalons, entre autres, que le Dr Gilbert Chérestal, Originaire de la zone, a offert, gratuitement, à certains des participants des soins dentaires à sa clinique pendant six (6) mois.

La Bibliothèque Educa-Espoir, membre du réseau des bibliothèques de la Fondation Connaissance et Liberté (FOCAL), souhaite pérenniser, diversifier et élargir à d’autres communes du département du sud, cet espace d’échange intellectuel entre écoliers. Rappelons que ce projet qui fait partie du plan d’action du COLLECTIF EDUCA-DEV pour la période 2003-2006, initialement, visait à créer un espace de développement intellectuel des écoliers, particulièrement de la commune de Maniche. Les responsables du COED ont adressé des remerciements publics à la J.S. Computer qui a, au moins, compris l’idée et a accepté de faire un rabais de mille cinq cent (1500) gourdes sur l’ordinateur qu’on a remis à l’équipe championne.

Ont participé à cette première édition du concours : « A la découverte des Petits Génies de Maniche » les établissements scolaires suivants : l’Ecole Evangélique Béthanie de Maniche, l’Ecole Evangélique Baptiste de Bouffard, l’Ecole Evangélique Luthérienne de Maniche, le Collège Mixte Frère Elysé, l’Ecole Sainte Rose de Lima de Maniche, l’Ecole Mains Ouvertes de Dory, l’Ecole Saint Augustin de Maniche (Grand- Passe), le Collège Mixte la Fraternité de Maniche, l’Institution Classique et Artisanale de Maniche, et l’Ecole Nationale de Maniche.

La finale a opposé l’Ecole Evangélique Béthanie de Maniche à l’Ecole Nationale de Maniche. Laquelle rencontre que cette dernière a remporté avec quelques points d’écarts. Il a eu aussi un match de classement, 3ème et 4ème place, qui a opposé l’Ecole Frère Elysé au Collège Mixte la Fraternité de Maniche. Le résultat de cette rencontre a respecté l’ordre de citation.

La Bibliothèque Educa-Espoir dit espérer que cette compétition aura permis d’avoir un plus grand taux de réussite aux examens du certificat d’études primaires. Attendant que leurs vœux de succès se réalisent en faveur des participants, les responsables de la bibliothèque Educa-Espoir cassent rendez-vous pour la deuxième édition du concours « A la Découverte des Petits Génies de Maniche » en 2005.


Jean Laforest VISENE
Coordonnateur général du
COLLECTIF EDUCA-DEV (COED)
                                                                        http// http://www.educadev.8k.com/

HAITI: De la solennité de 1804 à la honte de 2004

Article publié in Journal « Le Nouvelliste », Port-au-Prince,  Haïti , le 15 Décembre 2004, accessible sur : http://www.lenouvelliste.com/articleforprint.php?PubID=1&ArticleID=14894  Conférence sur la même thématique à été pronnoncée à l'occasion de la célébration des 200 ans d'indépendence de la République d'Haiti

HAITI : DE LA SOLENNITE DE 1804 A LA HONTE DE 2004

Cet article questionne la responsabilité des élites haïtiennes dans le dépérissement de la république de 1804 à 2004. Après avoir exploré les diverses raisons qui auraient conduit à l’état lamentable du pays, l’auteur analyse deux thèses : celle de l’empreinte du colonialisme français et celle de la manipulation internationale. Il conclut en faisant savoir que les Haïtiens sont les principaux responsables de la situation déplorable du pays et c’est à eux de prendre les décisions énergiques et avisées pour son redressement.


Jean Laforest VISENE

Après une décennie de soulèvement général et intempestif, les esclaves de Saint-Domingue, aujourd’hui Haïtiens, ont fait capituler la plus grande armée du monde de l’époque : L’armée française. Ainsi, le 1er janvier 1804,  Haïti, en promulguant son acte d’indépendance, est devenue la première république noire du monde et, a tracé le chemin à beaucoup de peuples sous le joug de l’esclavage un peu partout. Tous les regards étaient tournés vers ce petit poussin de la caraïbe qui ose remettre en question un système mondial d’exploitation arbitraire solidement établi. C’était vraiment de la solennité et les progénitures des nègres d’Haïti auraient raison d’éprouver de la fierté que leurs ancêtres eurent fait basculer un système aussi inhumain.

Non seulement, ils ont tourné cette page sombre d’histoire de l’ancienne colonie française de Saint-Domingue et remis en question le système esclavagiste mondial,  mais leur action  va aussi contribuer à la promotion des idées et des valeurs de libertés et de démocratie dans le monde. D’autre part, les plus grandes académies militaires de la planète, tant nord-américaines qu’européennes, étudiaient minutieusement les prodiges de l’armée indigène d’Haïti et particulièrement les prouesses de certains de ses généraux, pour pouvoir mettre à point leur stratégie.  Malheureusement, deux cents (200) ans après cet événement à portée universelle, Haïti, de toute évidence, s’engouffre de honte et de ridicules, au point que beaucoup de ses fils hésitent à faire valoir leur « haïtianité ». De plus, le terroir est, pour la plupart de ceux qui y vivent, un espace de transite, attendant de trouver une terre d’accueil. Quelle honte après un passé si glorieux !

1.      Solennité engluée


La solennité de la lutte qui a conduit au 1er janvier 1804 s’est engluée au fur et à mesure. Ce qui, comme nous le disions, ne manque pas de nous combler de honte et de ridicules en 2004. A part les raisons d’avoir honte antérieurement citées, il y a lieu d’attirer l’attention sur d’autres points sombres. On peut énumérer : La  spoliation du pays et la souillure du sol national par des forces armées étrangères, en particulier celles qu’on a dû chasser pour avoir notre indépendance ; Les luttes intestines interminables ; Le clientélisme, la corruption et la malversation généralisés.

Aux raisons ci-dessus s’ajoutent : Le « narco - traficanisme » qui s’installe dans le pays, depuis un certain temps qualifié de «  narco – Etat » ; La pauvreté absolue de la quasi-totalité de la population et la mendicité qui caractérise notre Etat (un pays mendiant) ;  Les montagnes d’immondices qui occupent la plupart des artères de nos grandes villes et l’analphabétisme chronique qui touche plus de 65% de la population du pays.

On ne peut pas oublier dans cette liste : Le phénomène de l’insécurité qui bat son plein ; L’état de famine qui existe en Haïti, aussi bien en milieu rural qu’en milieu urbain, alors que le sol du pays est encore en mesure de produire de la nourriture pour tous ; L’incapacité du pays de faire face aux intempéries ; La précarité du système de santé ; La défaillance du système d’enseignement, etc.

Ainsi, Haïti présente le spectre d’un Etat en dépérissement sur les plans spirituel, matériel et organisationnel. Pourquoi jusqu’en 2004, deux cents ans après l’indépendance, le pays patauge-t-il dans un tel état de délabrement ?

2.      Raisons de l’état de délabrement d’Haïti


Les raisons fondamentales de l’état de délabrement du pays que nous évoquons peuvent être diversement appréciées. Citons entre autres : L’obsession du culte de la personnalité qui caractérise les dirigeants qui se sont succédés au pouvoir et l’ensemble des leaders haïtiens ; L’attribution constante de nos malheurs à des causes soit humaines, extérieures à nous-mêmes, soit surnaturelles, ce qui fait pérenniser dans le pays une mentalité d’irresponsable ; L’absence d’idéal ou de mission de l’Etat ;  L’immobilisme social et la mentalité de suivisme qui domine la pensée haïtienne.

Il faut mentionner également comme raisons de la situation de délabrement d’Haïti : L’inadaptation de notre système d’enseignement à la réalité haïtienne et aux priorités de l’heure ; Le comportement irresponsable de nos élites ; La prédominance d’un spiritualisme éhonté sur le rationalisme, alors que l’Haïtien, en général, a un savoir très prisé dans son champ professionnel ; Le caractère rancunier de l’Haïtien ; Un héritage colonial douloureux ; Le climat de méfiance qui existe entre les différents acteurs, catégories et groupes sociaux évoluant dans système. Et enfin, l’absence et / ou perte du sens de civisme de l’Haïtien depuis un certain temps. 

Certainement, ce présent article n’a pas la prétention d’approfondir les différentes causes avancées. Mais, nous en profitons pour explorer deux thèses qui tendent à se confondre pour devenir une unicité : Celle de l’empreinte du colonialisme français et celle de l’impérialisme moderne comme principales causes de la situation lamentable d’Haïti. Considérons ces deux thèses pour voir leur fondement.
          3.    Passé colonial d’Haïti en question

Cette thèse part de l’idée que les Français n’ont pas laissé suffisamment de structures qui pouvaient favoriser le progrès économique et social de la république d’Haïti. Si c’était une colonie anglaise cela aurait été différent, pensent certains. Certainement ! Mais, ceci n’explique pas à lui seul cela. Il faut se rappeler deux choses. Premièrement dans les deux cas, il s’agit de deux logiques d’exploitation totalement différentes : L’une, colonie d’exploitation, l’autre, colonie de peuplement. Les Anglais n’ont pas mis de structures parcequ’ils admiraient les autochtones et / ou esclaves de leurs colonies, mais parcequ’ils voudraient y habiter pour toujours, alors que ce n’était pas le cas pour le colon français. Deuxièmement, la plupart des biens de la colonie sont parties en fumée avec la stratégie de bataille : « Koupe tèt, boule kay ». Il fallait de toute manière mettre le pays en chantier. La judicieuse qu’il conviendrait de se poser : De 1804 à 2004 qu’avons-nous fait pour doter le pays de structures adaptées à son développement endogène ? Combien de plan national de Développement pouvait-on recenser dans les archives de la république ?

Le passé colonial a, sans nul doute, son empreinte, positif ou négatif, sur la réalité sociétale d’ « Ayiti » d’aujourd’hui. Les langues qu’on y parle et les masques qui les entourent, la structure du système d’enseignement qui y est appliqué, à un certain niveau, l’expression vestimentaire de l’Haïtien, ses rapports avec la religion – vaudou / catholique, vaudou / protestant,  l’organisation du système judiciaire … etc. témoignent sa filiation spirituelle à la France.

Par ailleurs, posons-nous quelques questions autour de cette problématique. L'Haïtien ne revendique-t-il pas sa foi catholique, assise psychologique de l’exploitation coloniale ? N’était-ce pas pourtant un prêtre catholique qui  faisait croire à ses ancêtres que la couleur de leur peau noire témoigne qu’ils sont les fils du diable et par conséquent, ils doivent accepter d’être esclaves du blanc qui lui, de par sa couleur, est fils de Dieu ? « Si tu te rebelles contre le blanc, tu vas brûler éternellement en enfer mais, si tu l’obéis, tu vas au paradis » fait-il savoir. Devrait-on pour autant attribuer aux catholiques l’état de pauvreté qui existe dans le pays ou les haïr pour avoir fait véhiculer de fallacieux discours ? Certainement pas !  Car la religion catholique, sous un certain regard, est devenue l’âme haïtienne et essaie de se colleter à la réalité locale.

Prenons un autre exemple, celui d’une femme violée et qui tombe enceinte. Malheureusement, c’est le pire des cauchemars d’une femme et nous aimerions que cela ne se produise plus jamais. De cette relation sexuelle forcée, la femme en question, sans nulle doute, traumatisée, donne naissance à un enfant. Le traumatisme de la mère peut être facilement répertorié dans le profil psychologique de l’enfant. Il peut avoir des répercussions négatives sur la performance scolaire de celui-ci. Mais, il peut arriver qu’il fasse le bonheur de sa mère et ne reflète jamais les traits du vilain acte de son père. Il n’est pas élégant de le dire, on ose, ce fils reste le produit d’une souillure. Cependant, ce viol n’explique pas totalement le devenir de l’enfant. Il y a certainement la responsabilité de la mère, de son environnement, mais et surtout celle de l’enfant devenu mature et de sa détermination.

Deux cents ans après l’indépendance de son pays, l’Haïtien ne devrait pas chercher à se justifier sous le faux couvercle de l’effet de l’empreinte de l’ancien colon. Même si, reconnaissons-nous, que le présent porte dans son agrégat l’empreinte du passé et à un certain degré pourrait être considéré comme son prolongement. Expliquer ainsi notre pauvreté matérielle et spirituelle témoignerait ou justifierait deux choses : Premièrement, l’Haïtien n’a pas grandit de 1804 à 2004 ; Deuxièmement, l’Haïtien a son regard tourné uniquement vers le passé. Ça ne servirait pas à une bonne presse pour nous.

Néanmoins, la traite négrière qui nous a conduit en Amérique est un crime contre l’humanité et doit être qualifiée comme tel. D’autant plus, qu’on ne peut pas se réjouir d’être le produit de ce qui a été fait contre le gré de nos géniteurs africains et au détriment de leurs progénitures.

  1. Thèse de la manipulation internationale
Considérons très succinctement la deuxième thèse, celle qui concerne la responsabilité de l’international. Certes, il serait naïf de croire que l’impérialisme moderne n’a pas sa part de responsabilité dans l’état de délabrement du pays. Pourrait-on reprocher à l’international de vouloir protéger ses intérêts et asseoir son hégémonie sur Haïti ? Doit-on lui en vouloir de jouer l’arme de la manipulation pour atteindre ses objectifs. Certainement pas ! Car, le jeu des relations diplomatiques, n’est-ce pas de tirer sa part des choses? Il serait insensé de s’attendre à ce que l’international établisse des relations avec Haïti sans en vouloir tirer profit. Mais, si effectivement on s’est laissé manipuler et laisser l’international déterminer la ligne directrice de la politique haïtienne, à notre insu et au détriment de nous-mêmes, cela témoignerait de notre régression spirituelle et justifierait toute velléité de mettre Haïti sous une véritable tutelle étrangère.

L’international n’est pas le principal responsable des dérives des élites du pays. Peut-on lui reprocher, par exemple, que depuis deux cents ans l’on a une école d’oppression, de discrimination, d’exclusion et de reproduction des rapports sociaux inégaux en Haïti ? Si nous avons une école bloquée depuis deux siècles, ce n’est pas lui non plus, c’est en grande partie à cause de l’hypocrisie qui nous caractérise tous sur l’utilisation du créole et / ou du français comme langue d’enseignement. On pourrait, incessamment, multiplier les exemples.

  1. Conclusion
Une chose est sûre : Toute réalité sociale, d’ici et d’ailleurs, est le produit d’un produit et porte en son sein les germes de nouveaux produits sociaux. Même si nous le considérions seulement sous son jour négatif, le passé colonial ne peut pas à lui seul expliquer nos laideurs jusqu’en 2004. L’impérialisme moderne non plus. La véritable question est : Qu’est ce que nous avons fait de cette possession qui, même après la guerre de l’indépendance était encore un joyau ? A quels devoirs avons-nous failli qui nous auraient conduit à cette débâcle ?

On n’a nullement raison de chercher à nous laver de ce dont nous sommes responsables. Toutefois, cela ne voudrait dire qu’on doit effacer de notre mémoire les exactions dont nos pères ont été victimes, non plus, de ne pas exiger justice et réparation dans la mesure où il y a provision légale.

Nous sommes entièrement responsables de nos pleurs et de nos grincements de dents. Faisons tous notre « mea culpa » et prenons les décisions énergiques et avisées pour le redressement de notre très chère Haïti.


Jean Laforest Visené
Professeur à l’UEH
Coordonnateur général du
Collectif Educa-Dev (COED)

Le Sociologue haïtien : Entre la neutralité axiologique et l’activisme social

Publié in Journal Le MatinAvril 2008, Port-au-Prince, Haïti et in Journal « Le Nouvelliste », Port-au-Prince,  Haïti, le 27 mars 2008, accessible sur : http://www.lenouvelliste.com/article.php?PubID=1&ArticleID=55976

Le sociologue haïtien :
Entre la  neutralité axiologique et l’activisme social

Il existe une différence d’ordre épistémique entre l’ « Intellectuel sociologue » et l’ « Expert sociologue », telle est l’idée centrale de cet article. Cette différence tient compte du fait que les productions intellectuelles du premier sont conçues dans une perspective de recherche fondamentale, alors que celles du second sont produites dans le cadre d’offre d’expertise à des tiers. L’article explore l’éventualité de l’existence d’une sociologie haïtienne et met en évidence la nécessité d’objectivité et de distance axiologique de l’intellectuel sociologue. Par ailleurs, il prend le contre-pied de l’idée d’instauration d’une sociologie activiste et publique en Haïti, en raison du contexte sociopolitique actuel du pays. Enfin, un appel est lancé pour la corporation des intellectuels sociologues évoluant dans le milieu et aussi pour l’établissent d’un discours sociologique.

Prof. Jean Laforest Visené

A la Faculté des Sciences Humaines (FASCH) de l’Université d’Etat d’Haïti (UEH) il y a, à la fois, un Département de Sociologie et un Département de Service social. Quel est le sens de l’existence de ces deux départements, si la formation sociologique dispensée dans cet établissement aurait comme principale finalité : L’interventionnisme social[1] ?  Quel serait, alors, les lignes de détermination des responsabilités et des champs de compétences entre les travailleurs sociaux et les sociologues formés à la FASCH ? En référence à la mission de l’Université, ne doit-on pas plutôt argumenter que cette dualité départementale répond à un besoin de complémentarité : « Recherche et service à la communauté »? 

J’ai suivi avec beaucoup d’intérêt le débat initié sur ce que devrait être la sociologie haïtienne. Des critiques sévères sont adressées, à tort ou à raison, aux sociologues haïtiens en ce qui concerne la contribution de leur recherche à la compréhension des problèmes sociaux du pays. L’enseignement universitaire dans le domaine de la sociologie est aussi coté négativement. Un aspect du débat qui a particulièrement retenu mon attention et certainement, celle des lecteurs avisés est celui de la mission de la sociologie. Quel que soit l’espace considéré, la sociologie a-t-elle une mission d’activisme social et/ou de gardienne des cités ? Quels sont les risques pour le développement de la sociologie haïtienne, si l’on ne fait une démarcation entre science et politique / idéologie ? En quoi un verbalisme délibéré et irrespectueux à l’égard de la sociologie haïtienne peut-il aider à la construction d’un discours sociologique en Haïti ? Autant de questions qui mériteraient d’être élucidées.

Pour faire le point sur l’indexation de la sociologie haïtienne, je porterai un regard critique sur le principe de neutralité axiologique initié au début de la sociologie. Ensuite, j’exposerai les limites de cette neutralité axiologique. Enfin, je prospecterai la sociologie comme terrain de bataille politique et d’insertion sur le marché du travail. Bien avant, abordons l’éventualité de l’existence d’une sociologie haïtienne.

1.      Existe-il une sociologie haïtienne ?

Deux prémices sont essentielles pour l’existence d’une sociologie haïtienne : Premièrement, il faut que les compétences existent ; Deuxièmement, il faut que la recherche soit formalisée, structurée et même institutionnalisée. Ces deux prémices se traduiraient par :
1)     une corporation d’intellectuels sociologues ;
2)     L’existence d’organes de communication et de diffusion des recherches sociologiques ;
3)     Le développement d’une nomenclature propre pour expliquer les réalités étudiées.

Les critères permettraient, au moins, d’évoquer l’existence d’une sociologie haïtienne. Peut-on dire que ces deux conditions sont réunies en Haïti au point de parler d’une sociologie haïtienne?

Il est un fait que la recherche sociologique est très pauvre, pour ne pas dire inexistante en Haïti. Il n’y a pas de discours sociologique institué. Le métier de sociologue n’est pas organisé / structuré dans le pays. Il n’y a pas, non plus, d’espace de débat sociologique. A part l’enseignement dispensé dans les centres de formation universitaire et quelques rares fois dans des débats médiatiques, il n’y a pas d’espace où la réalité sociale haïtienne puisse être analysée. Il n’y a même pas une revue de sociologie en Haïti.

Il est malheureux de constater que des œuvres purement littéraires sont cataloguées de recherches sociologiques. Des papiers sur des sujets, certes sociaux, dont aucun protocole  d’investigation n’a pas été défini et validé, sont présentés comme s’il s’agissait de recherche sociologique. Le pire est qu’il n’y a pas d’instance de validation des recherches sociologiques en Haïti, à part les mémoires des étudiants en sociologie. Je ne parle pas de censure à la recherche, mais il est nécessaire que les résultats soient passés au crible de la démarche sociologique avant qu’ils ne puissent être communiqués comme données sociologiques de la réalité haïtienne.

Les considérations, ci-dessus, permettent de tirer cette conclusion : Il n’existe pas une sociologie haïtienne dans le vrai sens du terme. Les recherches types qui existent sont le résultat d’efforts isolés. Malgré ce constat de déconvenue dans la pratique de la sociologie en Haïti, doit-on opter pour une sociologie activiste, avant-gardiste et militante dans le milieu ? La sociologie haïtienne ne devrait-elle pas plutôt se construire sur le principe de distance axiologique afin d’éviter qu’elle soit cataloguée de position idéologique ?

2.           Neutralité et distance axiologique : Principe épistémique initié au début de la sociologie

Qu’est-ce que la neutralité et / ou la distance axiologique ? S’agit-il uniquement d’une conception wébérienne de la sociologie ou de critères fondamentalement épistémiques indiquant l’attitude que devrait avoir le sociologue vis-à-vis de son objet d’étude ? Avant même de répondre à cette question, il faut  attirer l’attention sur la catégorisation des disciplines dans une perspective épistémique.

Dans une logique épistémique, Jacques Leclerc[2] classifie les sciences sociales en trois catégories[3] :
1)     Les sciences normatives dont la finalité est de connaître afin d’établir des normes et  des règles de conduite. Elles cherchent à connaître en vue de guider l’action. Ces sciences servent de référence aux institutions de maintien de la cohésion sociales et aux appareilles idéologiques d’Etat pour dicter ce qu’on doit faire, comment il faut organiser la société, sanctionner, de manière positive ou négative, les comportements des acteurs sociaux ;

2)      Les sciences positives qui se bornent à observer, à classer, analyser et interpréter les faits. Ces dernières cherchent seulement à connaître, quitte, par la suite, que les résultats des recherches soient exploitées par les acteurs sociaux.

3)      Les disciplines spéculatives qui ont une portée générale dont l’ambition est universaliste. Alors que dans les deux premières catégories l’expérimentation est possible et même nécessaire pour la mise en évidence des faits, dans la catégorie des disciplines spéculatives, seul la démarche du raisonnement peut être exploitée pour y parvenir.

Revenons au concept de neutralité axiologique. Pour Max Weber, la neutralité axiologique consiste à ce que le chercheur s’interdit de produire des jugements sur les conceptions du monde et d’exercer une vigilance épistémologique à l’égard de ses propres croyances et de ses engagements[4]. Il s'agit donc de faire une distinction entre jugement de faits dont la validité est universellement acceptable et jugement de valeurs qui est relatif à la personnalité du chercheur[5]. Certes, Louis Althusser, a fait valoir que « tout scientifique est affecté d'une idéologie ou d'une philosophie scientifique »[6]. Cependant, comme l’a dit Weber, le chercheur sociologue ne doit pas porter de jugement normatif sur les valeurs qu’il analyse.

Il y a lieu de faire une distinction entre jugement de valeurs et rapport aux valeurs que le chercheur entretient[7]. Tandis que le jugement de valeurs est une critique basée sur les valeurs de référentielles du chercheur, le rapport aux valeurs décrit l'action d'analyse du chercheur qui, en respectant le principe de neutralité axiologique, fait des valeurs d'une culture des faits à analyser sans émettre de jugement normatif sur celles-ci. Dans « Les règles de la méthode sociologique (1895) » et « Le suicide (1897) », Emile Durkheim expose de manière cohérente ce que doit-être la sociologie : une science purement positive, étudiant les faits, rien que les faits, soucieuse seulement de l’exactitude dans l’analyse des faits dûment observés. Le chercheur, d’après lui doit « considérer les faits sociaux comme des choses ».

Au regard des considérations épistémiques, ci-dessus, on peut faire une différence entre le discours sociologique et le discours « sociomorgique[8] ». La sociologie n’a pas d’opinion, elle ne croit pas, ne pense pas non plus. Le chercheur sociologue doit donc, démontrer sans aucun attachement / sentiment d’appartenance, ni d’émoi. La production de savoir sociologique, quel que soit l’espace, doit respecter le principe de neutralité axiologique de la recherche. Le chercheur, en dépit du fait qu’il est lui aussi, individu social, produit de l’idéologie, de même nature que l’essence de son objet d’étude, et ait cette possibilité de se confondre volontairement ou de se distancer avec lui, il doit toujours avoir à l’esprit que la sociologie comme toute autre discipline scientifique vise l’objectivité. La distance axiologique est nécessaire en sociologie et dans toutes les sciences sociales en raison même de la nature de l’objet d’étude. Il revient à chaque chercheur, suivant son domaine de recherche, de trouver sa formule de neutralité scientifique vis-à-vis des faits, des phénomènes et des réalités sociales qu’il observe, analyse et interprète.

3.      L’impossible neutralité totale dans l’analyse sociologique

Dans les sciences sociales il est difficile d’avoir un recul complet vis-à-vis de son objet d’étude. Ce recul est difficile pour plusieurs raisons :
1)     Le chercheur est lui aussi « individu social ». De ce fait, il est porteur de valeurs, doit se courber à des normes sociales. Il subit, comme monsieur tout le monde, les pressions de son environnement social[9] ;

2)     Il est le produit d’une psychosociologie de son milieu, conditionné par l’hérédité, développant sa propre personnalité au travers de son histoire. C’est dans ce contexte que Karl Mannheim[10] a émis l’avis de l’influence de l’origine sociale du savant sur sa manière de choisir et d’interpréter son objet d’étude.

3)     Troisièmement, en tant qu’individu social, il a ses intérêts dans le jeu du système social, parce qu’il est idéologiquement ou utopiquement positionné.

 Comme le postule Madeleine Grawitz[11] c’est l’équation personnelle du chercheur qui est en cause dans toutes les sciences sociales. En raison même du fait que le chercheur est lui aussi porteur de valeurs sociales, doit obéir à des normes sociales compromet la mise en application d’une neutralité / distance axiologique.

Il est évident que la neutralité axiologique à ses contraintes. Même Durkheim qui revendiquait la sociologie comme une science positive n’a pas pu se contenir au point que dans « La division du Travail social (1893), il a affirmé que : « Notre premier devoir actuellement est de nous faire une morale. La science peut nous aider à trouver le sens dans lequel nous devons orienter notre conduite » Il a fait cette déclaration dans la logique d’apporter une solution à la crise morale redoutable de son époque[12].

La sociologie, quelque soit le pays ou l’espace considéré, subit le poids des préjugés philosophiques et des préoccupations politiques du milieu[13]. L’idée d’une sociologie totalement positive est certes inconcevable, mais, comme le dit Mannheim, il appartient à l’intellectuel de traiter les faits sans attaches et de  faire la synthèse des perspectives. Il n’y a pas de recette en la matière, il revient à chaque chercheur de limiter le degré de subjectivisme des résultats de leur recherche sociologique. Le seul moyen conseillé pour y remédier c’est le travail en équipe, même à ce niveau l’objectivité n’est pas totalement garantie[14].

4.      La sociologie comme instrument d’activisme social, de militance politique et d’expertisme

Doit-on admettre qu’on fait de la vraie sociologie quand, au départ, l’intéressé  conçoit la discipline comme un instrument de bataille politique, d’activisme social et  de vente d’expertise ? N’y a-t-il pas, ici, le risque de faire plutôt de l’idéologie que de la sociologie ? La liberté intellectuelle et la distance axiologique du chercheur font elles de ce dernier un distant, un indifférent et insensible aux maux sociaux?

Le sociologue Henri Lévy-Bruhl, après avoir écrit : « Qu'il importe de maintenir une distinction nécessaire entre la science et ses applications»[15]  a estimé que les efforts intellectuels dépensés dans toutes les branches du savoir ne sont payés que par les résultats qu'ils peuvent donner. D’après lui, si la science ne devait pas aboutir à une amélioration de la condition humaine, il ne vaudrait même pas une heure de peine. D’où la critique de la raison d’être des sciences à perspectives pacifiques vis-à-vis des réalités sociales étudiées. C’est dans cette logique que Robert Castel se demandait : « à quoi ça sert la sociologie ? ». Toutefois, il a reconnu que l’idée de répondre à une demande sociale peut conduire le sociologue à transiger avec l’exigence d’objectivité en se laissant guider dans ses recherches par les demandeurs.

Il faut souligner que la sociologie est à la fois une discipline intellectuelle et une profession[16]. Elle est une discipline intellectuelle en ce sens que les sociologues basent leurs travaux sur des courants de pensée qui unissent les spécialistes de la discipline. Elle l’est aussi par le fait qu’il y a une manière de collecter les données, de raisonner, d’argumenter, d’analyser et d’interpréter les informations pour que les résultats soient acceptés comme tels.  Elle est, par contre, une profession / métier du fait que le spécialiste de la sociologie peut vendre ses compétences à des tiers. Dans le premier cas, il s’agit de recherche fondamentale, alors que dans le second cas c’est de la recherche commanditée. Il faut donc distinguer les papiers de l’intellectuel sociologue de celui de l’expert sociologue. Tandis que le premier produit un jugement d’observateur, le second produit un jugement de prescripteur basé sur des valeurs référentielles. Il faut préciser que l’expert sociologue, en dépit du fait qu’il est subordonné par ses commanditaires / patrons, n’est pas contraint pour autant de produire de jugements de valeurs. Cependant, il n’est pas, non plus, obligé d’avoir une distance axiologique dans son travail.

Jenny Alain a attiré l’attention sur les liaisons dangereuses entre la Science et la Politique[17]. Cette liaison est dangereuse par le fait qu’elles relèvent de genres différents car la recherche de la vérité s’oppose aux fins poursuivies par le politique et les méthodes sont divergentes. Antoine Tine[18], pour sa part, dans une étude portant sur le multipartisme au Sénégal a montré comment le discours scientifique peut être bafoué par le fait que des chercheurs n’ont pas pu contenir leur préjugé idéologique. Leur évaluation reste superficielle, peu objective, manquant de distance axiologique.

En faisant de la sociologie un terrain de bataille politique, d’activisme social, le risque est évident que le discours livré pourrait être simplement des positions idéologiques, des convictions[19]. Quant on la considère comme expertisme professionnel, la liberté intellectuelle est hypothéquée et l’expert doit produire un discours qui aille dans le sens du bénéfice de ses commanditaires. Il exerce, certes, un magistère fondé sur le savoir, mais il produit des faits normatifs, des qualifications et des déqualifications qui ont un statut de droit[20]. Le discours de la vraie sociologie est celui du savant sociologue qui fait de la recherche fondamentale donc, uniquement pour l’avancement de la discipline[21]. 

Il est, certes, compréhensible que le principe de neutralité axiologique donne l’opportunité de qualifier la sociologie de science réfractaire et même au service des classes dominantes, de l’idéologie impérialistes et des forces répressives qui entretiennent les conditions d’exploitation des masses. Cependant, il faut qu’on dise que la recherche sociologique met aussi en évidence l’injustice dans la société. Cependant, en tant que science positive, elle ne la condamne pas, ne prend pas, non plus, de position au coté des victimes et n’ose pas, péremptoirement, proposer de recettes pour attaquer les maux sociaux. Ces perceptions de la sociologie, comme une science complice,  sont des clichés idéologiques et la science doit les dépasser. Force est de faire valoir cette position méthodologique d’Auguste Comte qui précise qu’il revient au sociologue de découvrir par une observation neutre sans admirer ni maudire son objet d’étude.

Cette position de neutralité axiologique n’est pas pour autant complice de quoique ce soit. D’ailleurs comme l’explique Bourdieu, on ne peut pas tenir pour nul le message de la sociologie qui, en réalité, met à découvert le cycle  des maux sociaux : problème, cause, effet, mutation / évolution. L’auteur précise qu’on ne peut pas ignorer « l’efficacité du message sociologique ». Il permet, d’après lui, à ceux qui souffrent de découvrir la possibilité d’imputer leur souffrance à des causes sociales[22]. Par ailleurs, il faut noter qu’il revient aux décideurs politiques, aux activistes sociaux, à partir de l’évidence des faits présentés par la recherche sociologique de prendre les dispositions pour corriger les écarts constatés[23]. Comme le pensait Lenine et Gramsci : « Rien n’est plus révolutionnaire que la vérité ». Dans ce cadre là, le savant sociologue obéit lui aussi au principe de responsabilité sociale du chercheur.

5.      En guise de conclusion

Dans cet article on a vu le rôle que devrait avoir la sociologie haïtienne : la mise en évidence de faits et des phénomènes relatifs à la société haïtienne. J’ai essayé de mettre en exergue les pièges d’un activisme sociologique en Haïti au regard du contexte politique actuel du pays. J’ai soutenu, qu’à part la démarche systématique de la sociologie, ce qui peut faire la crédibilité de la recherche sociologique c’est la neutralité du chercheur. Les limites de cette neutralité idéale ont été aussi mises en évidence. J’ai insisté sur le fait que dans son costume d’analyste professionnel des faits et des phénomènes sociaux, le sociologue n’est ni bourgeois, ni élément de la classe moyenne, ni prolétaire, quoique socialement il se situe dans l’une ou dans l’autre de ces classes.

Par ailleurs, j’ai expliqué que le rôle d’activisme social qu’on voudrait assigner à la sociologie est celui des Services sociaux et des autres disciplines des sciences normatives. Il revient aux professionnels de ces disciplines, d’exploiter les travaux de la recherche sociologique afin de définir l’idéal sociétal. Il n’est pas de mise de faire référence à Platon, pour péremptoirement désigner le sociologue haïtien comme le principal gardien de cités haïtiennes. Dans ce contexte d’instabilité permanente qui existe en Haïti : Politique[24] et Recherche sociologique ne feraient bon ménage.

Malgré cette position, je partage l’avis selon lequel il faut instituer un discours sociologique en Haïti. Je partage aussi l’avis selon lequel qu’il faut une amélioration de la qualité de la formation sociologie dispensée en Haïti et de l’adapter aux véritables besoins du milieu. J’en profite pour lancer un appel aux intellectuels sociologues d’Haïti à s’organiser en corporation. Par ailleurs, l’état actuel de la recherche sociologique en Haïti n’autorise pas à parler de déficience de la pensée haïtienne. Les intellectuels sociologues haïtiens, qui soit détiennent les chaires de sociologie dans les centres universitaires, soit font de la recherche sociale, sont en mesure de rectifier les écarts constatés.  A mon humble avis, le problème est, épistémologiquement, mal posé.  Le débat devait être, d’abord, situé au niveau de la structuration de la recherche sociologique en Haïti.

Mais quel est le sens de la dualité départementale : Sociologie et Service social à la Faculté des Sciences humaine de l’UEH, si les diplômés de ces deux départements n’auraient pas de champs de compétence distincts et pratiqueraient simplement l’interventionnisme social ?

Jean Laforest Visené
Sociologue
Professeur à l’UEH

Notes et références bibliographiques


[1] Je fais ici référence à une définition fonctionnelle du concept « interventionnisme social ». Il est utilisé ici comme étant le cadre par lequel des professionnels apportent aide et accompagnement à la résolution de problèmes sociaux. Pour des définitions complémentaires voir Rapport annuel 2005 : L’intervention sociale – Un travail de Proximité, Editions La documentation française, Paris 2006.
[2] Jacques Leclerc, Du droit naturel à la sociologie, Imprimerie des Editions SPES, Paris 1960, page 7.
[3] Voir aussi Pierre Arnaud, Sociologie de Comte, Collection SUP, Presses Universitaire de France, Paris 1969.
[4] Yves Alpes et Al., Lexique de la Sociologie, Dalloz, paris 2005, p.  175.
[5] Gilles Ferréol (Sous la direction), Dictionnaire de sociologie, Edition Armand Colin, Paris, 2004, p. 126.
[6] Louis Althusser, Philosophie et philosophie spontanée des savants, François Maspero, 1967, p. 76).
[7] Raymond Boudon et Al., Dictionnaire de sociologie, Editions Larousse – Bordas /Her, Paris 1999, p. 162 - 163.
[8] J’entends par discours sociomorgique toutes les communications qui ont comme finalité principalement la provocation de changements au niveau de leurs cibles.
[9] Robert Campeau et Al., Individu et Société, - Introduction à la sociologie, Gaétan Morin Editeur, Montréal, 1993, p. 20.
[10] Karl Manheim, Philosophie et sociologue émigré en Angleterre, Essays on the sociologie of Knolwledge, 1952.
[11] Madeleine Grawitz, Méthodes des sciences sociales, Editions Dalloz, Paris, 1996, page 302.
[12] Lire l’article de Sophie Jankelevitch : “ Durkheim : du descriptif au normative”  sur :  www.multitudes.samizdat.net, mise en ligne le 11 octobre 2003.
[13] Pierre Bourdieu et Al. Dans « Le métier de Sociologue (1987) « ont soulevé ce problème.  Le sociologue est lui aussi socialement enraciné.
[14] Herbert Marcus, dans : « l’homme unidirectionnel » a mis en évidence la subjectivité même au niveau du travail en groupe.
[15] In la Revue Socialiste, 27, avril 1949, pp. 249-255
[16] Alex Inkeles, « La sociologie en tant que profession », in Qu'est-ce que la sociologie ? Une introduction à la discipline et à la profession. Traduit de l'anglais. Scarborough, Ontario : Prentice-hall of Canada, ltd.
[17] Jenny Alain, Science et politique - Les liaisons dangereuses,  Editions Romillat, Collection Zénon, 2003.
[18] Antoine TINE, Du multiple à l’un et vice-versa? Essai sur le multipartisme au Sénégal (1974 -1996), Institut d'Études Politiques de Paris, Franc.
[19] Guy Bajo, Le changement Social – Approche sociologique des sociétés occidentales contemporaines, Editions Armand Colin Paris, 2003, pp 56, 66.
[20] Patrick Champagne et Al., Initiation à la pratique sociologique, Editions Dunod, 1999, Paris, pp. 88-89.
[21] Jean Claude Passeron (dans Le raisonnement sociologique l’espace non poppérien du raisonnement naturel, Nathan,  Paris, 1991) dénonce la tentation du sociologue à imposer ses propres représentations et à s’instaurer en juge de ce qui est ou serait.
[22] Pierre Bourdieu, La misère du monde, Editions Seul, Paris, 1993, cité par Henri Maler, A propos de la misère du monde : Politique de la sociologie, sur :  www.multitudes.samizdat.net, mise en ligne le 14 octobre 2003, pp 7 et 8.
[23] La sociologie n’est ni une idéologie ou l’utopie, ni la morale. En ce sens, elle ne peut pas être prise dans la perspective de projet alternatif. Précisons aussi que l’idéologie mystifie pour pouvoir légitimer la position et l’action de l’acteur. L’utopie, quand à elle, invoque un projet alternatif pour changer l’ordre social. Le sociologue n’est ni là pour conserver quelque chose qui répond aux intérêts particuliers, ni pour projeter un changement qui répond à l’intérêt général. Elle est une science, même si l’intellectuel sociologue est lui aussi un acteur social.
[24] Ici, le concept « Politique » est pris dans le sens de  la décision d’intervenir et d’agir, dans un sens ou dans un autre, sur le vivre ensemble.