vendredi 4 février 2011

Haïti: CONDITION RURALE EN HAÏTI : QUESTIONNEMENT ET STRATEGIE DE CHANGEMENT

In Le quotidien Le nouvelliste, fondé en 1898
Rubrique : Société            Date : 17 septembre 2004


Haïti: CONDITION RURALE - QUESTIONNEMENT ET STRATEGIE DE CHANGEMENT


Par Jean Laforest VISENE

« Condition rurale en Haïti : Questionnement et stratégie de changement », telle est le titre d'un travail de recherche universitaire, présenté récemment à la Faculté d'Ethnologie de l'UEH, par un étudiant du Département des sciences du Développement qui lui a valu le grade de maître dans cette discipline scientifique. Ce travail de 244 pages, qui questionne la condition rurale en Haïti et qui cherche à proposer une stratégie de changement, rentre dans le champ de la sociologie rurale et celui du développement rural.

Pourquoi la plupart des projets de développement rural n'ont pas abouti à de bons résultats ? Les écueils enregistrés, dans ces projets, sont-ils liés à un problème de démarche ou de conditionnement de l'action. S'il s'agit d'un problème de démarche, que pourrait-on envisager et même privilégié pour assurer la réussite et la durabilité des effets positifs des projets ruraux de développement ? Voilà autant de questions pertinentes auxquelles ce travail essaie d'apporter des réponses du même ordre et que nous profitons de cet espace médiatique pour livrer aux lecteurs un condensé. D'autant plus que l'auteur reconnaît que des efforts ont été déployés dans beaucoup de régions pour améliorer la condition d'existence des ruraux mais, au lieu d'améliorer les conditions des populations - cibles, certains projets les ont plutôt entraînés dans un cercle vicieux du sous-développement.

Le rapport de cette recherche est divisé en deux parties. La première : « Implication méthodologique » est subdivisée en deux chapitres et la deuxième partie : « La condition rurale en Haïti » en trois. Dans la première partie le chercheur a présenté le cadre méthodologique du travail. Au niveau de la deuxième partie, il s'est évertué à montrer que la condition rurale en Haïti est le résultat d'une coopération technique au développement bafouée et que la démarche qu'il faudrait adopter pour améliorer les conditions d'existence des ruraux du pays serait celle du développement rural intégré. Il a montré que le développement rural, en particulier agricole, en Haïti est bafoué par le fait qu'aucune démarche adéquate n'a été définie pour y parvenir. Il aboutit à cette conclusion : Le renversement des conditions d'existence difficiles des paysans haïtiens nécessite une intervention coordonnée et intégrée. Voyons le profil des différents chapitres de cette recherche.

Chapitre premier.- Cadre du travail

Dans ce chapitre l'universitaire expose la problématique, le domaine de la recherche et la revue de la littérature. Après l'exposé du problème, il présente le point de vue de certains auteurs qui ont réfléchi sur la condition paysanne en Haïti. Il note que les différents auteurs ont surtout insisté sur les problèmes qui secouent l'agriculture haïtienne. En ce qui concerne cette activité, ils admettent que l'agriculteur haïtien, généralement, poursuit deux objectifs :
- Produire pour la subsistance familiale ;
- Trouver un surplus lui garantissant un certain revenu en espèce.

Au niveau de cette revue de la littérature on a pu déceler que les divers auteurs reconnaissent que, sont parmi les principales causes de la condition rurale et agricole en Haïti :
- L'archaïsme technologique ;
- Des pratiques agricoles primitives ;
- Le mode de tenure de la terre, caractérisé par la dispersion des lopins de terre et la fragilité des titres de propriété ;
- Des conditions climatiques défavorables et des intempéries ;
- La stérilité de certaines terres ;
- L'exode rural massif ;
- Le manque d'encadrement ;
- Et enfin, une mauvaise orientation des activités de coopération avec le milieu rural.

Chapitre II. - Cadre théorique et conceptuel

Dans ce chapitre sont exposés les objectifs, les hypothèses travail, les théories et la définition de quelques concepts, les méthodes et techniques de recherche, la méthode de traitement et d'analyse des données

Le cadre théorique expose le point de vue de plusieurs théoriciens qui, pour la plupart ont développé des théories spécifiques au développement et/ou sous-développement, dont quatre d'entre elles sont des théories ou des approches de développement régional. On dresse également une typologie de l'agriculture sous - développée dans une perspective traditionnelle. Dans le cadre conceptuel se trouve la définition opérationnelle de divers concepts utilisés dans ce travail.

Les hypothèses principales, au nombre de deux, ont été ainsi formulées :
- L'inexistence d'un plan national de développement rural est la cause principale de l'échec des projets ruraux de développement en Haïti.
- La démarche du développement rural intégré répond mieux à une nécessité pour parvenir à l'amélioration de la condition rurale en Haïti.

Pour parvenir à la vérification de ces hypothèses l'auteur a mis un ancrage spécial sur des considérations agricoles. Car, il est évident que l'agriculture reste jusqu'à présent l'activité économique la plus importante en milieu rural haïtien. Pour cela, il a conçu des propositions hypothétiques se rapportant aux caractéristiques des agriculteurs haïtiens. Ces caractéristiques ont été vérifiées au niveau d'une localité agricole et renforcées par des recherches documentaires. Le chercheur a retenu comme variable : le niveau d'instruction, l'encadrement reçu, la motivation pour l'acquisition du savoir scientifique et technique de l'agriculture durable, le revenu annuel, le mode de possession de la terre, le mode de répartition des exploitations, l'étendue des exploitations et enfin, l'orientation et / ou utilisation des fonds de coopération destinés au développement du milieu rural haïtien.

Pour réaliser ce travail le chercheur a procédé à des recherches documentaires, des enquêtes de terrain et également à des observations directes et indirectes.

Chapitre
III. - Conditions de vie, en particulier agricole, en milieu rural haïtien : Le cas de Vilou

Ce chapitre présente les conditions de vie dans une communauté rurale. On y relate le cadre physique et socio - économique de la zone, les activités socio - sanitaires et socio-éducatives, ainsi que les caractéristiques de ses agriculteurs. On présente également un modèle de vérification des propositions secondaires. L'analyse des données de l'enquête de terrain qui a permis de comprendre qu'aucune démarche n'a été définie pour résoudre les problèmes du milieu. Si tel n'était pas le cas, croit le chercheur, l'activité principale du paysan de Vilou aurait pu lui permettre de mener une vie meilleure. L'absence d'une démarche et d'encadrement a fait de son activité un fardeau pour lui.

Chapitre IV. - La condition rurale et agricole en Haïti : Résultat d'une
coopération technique au développement bafouée

Au niveau de ce chapitre, l'universitaire produit des remarques sur les conditions d'existence des ruraux haïtiens. Précisons que l'auteur ne fait que présenter que les difficiles conditions matérielles d'existence du paysan haïtien qui ont trait à la terre, à la pauvreté, à la production agricole, aux conditions sanitaires, à l'éducation formelle et non formelle et au phénomène migratoire. Il jette son regard sur certaines considérations qui ont amené non seulement à la conception du développement rural, mais aussi à l'application de ses différentes démarches dans beaucoup de pays.

Après avoir présenté les différents niveaux de pauvreté observés dans le milieu rural haïtien et essayé de dégager ses différentes causes, l'auteur analyse quelques projets de développement rural en Haïti. Son regard s'est porté sur le projet pilote de Marbial, le projet d'Extension Agricole qui fût institué par le Service Coopératif Inter-Américain de Production agricole (SICPA), le Poté-colé programme, de la « Haytian American Development Organisation » (HADO), le projet coopératif de la Plaine du Cul-de-sac, le Projet de Développement régional Intégré de Petit-Goâve à Petit-Trou-de-Nippes (D.R.I.P.P.) et le projet de Cacao de MEDA. Dans cette analyse il s'est évertué à questionner le pourquoi des résultats difficiles ou l'échec complet dans la réalisation de ces projets. Quel est le poids de la corruption, de la dilapidation des fonds et du clientélisme dans ces résultats ? S'agit-il d'une résistance psychologique du paysan haïtien non propice au développement ou du mode de parachutage des projets ? Toutes ces judicieuses questions sont abordées dans ce chapitre.

Chapitre V. - L'amélioration de la condition rurale en Haïti et le
développement rural intégré
Dans ce dernier chapitre après avoir analysé les données empiriques et porté son regard sur l'organisation du travail en milieu paysan et l'encadrement fourni aux résidents de ce milieu, l'impétrant fait valoir que la condition agricole en Haïti est handicapée de toute pièce et tournée vers le passéisme. Cette situation, estime-t-il contribue à empirer les conditions de vie dans le milieu rural haïtien. Comment intervenir pour redresser cette situation ? Cette question constitue le pivot de ce chapitre. Après avoir fait des considérations d'ordre interne, d'une part, tiré des conclusions sur les différents projets qui ont été réalisés dans le milieu rural haïtien, d'autre part, le chercheur présente la démarche du développement rural intégré comme la panacée. Après l'avoir défini, considéré son avènement, ses objectifs et sa stratégie, il considère les règles méthodologiques de cette démarche, ses principes moteurs d'intervention, ses facteurs d'échec, et enfin ses avantages et ses limites.


Conclusion
Au cours de ce travail, il a été démontré que le milieu rural haïtien connaît d'énormes difficultés qui, vraisemblablement, constitueraient un cercle vicieux pour son développement. Il a été prouvé que bon nombre de ruraux ne disposent pas de ressources nécessaires pour satisfaire leurs besoins. N'était-il pas opportun d'avoir cherché les moyens en vue du redressement de cette situation indésirable ? Certainement ! Ce travail tout au moins suscite une nouvelle réflexion sur les conditions de vie des ruraux haïtiens. Conscients de la gravité de la situation, l'universitaire propose l'application de la démarche du développement rural intégré pour intervenir en milieu rural en Haïti. Alors, que cherchera à faire l'application de la démarche pour éradiquer la pauvreté en milieu rural haïtien ?

L'impétrant a, par ailleurs, fait ces recommandations :
- Harmoniser les programmes et les politiques de développement avec les véritables besoins des ruraux;
- Impliquer et/ou rendre autonome ces derniers dans la prise de la décision d'intervenir, dans l'élaboration et l'exécution des projets de développement local ;
- Augmenter le volume de l'aide au développement du milieu rural; orienter l'aide vers des industries de transformation des produits locaux;
- Donner aux paysans l'accès à des crédits de production, en espèce ou en nature. A ce niveau, le chercheur précise qu'il faut développer dans la paysannerie haïtienne une mentalité propice au crédit. Car le paysan, dit-il, semblerait être méfiant vis-à-vis des structures financières formelles.

Dans la même ligne d'action pour améliorer les conditions d'existence en milieu rural, on suggère également qu'il faut :
- Faciliter l'accès des produits ruraux aux marchés internes et externes; S'assurer que l'aide alimentaire ne détruira pas la production matérielle et spirituelle locale. En ce sens, l'aide doit être située dans une perspective de complémentarité de la demande locale en matière de produits alimentaire;
- Considérer le milieu comme un tout indissociable.

Convaincu que le « mal développement » fonctionne comme un cercle vicieux, le chercheur croit qu'il faudrait que les actions soient concordantes et soient menées en temps opportun dans les domaines de la santé ; de l'éducation ; de l'harmonisation de la question genre et développement, ce qui implique l'égalité des chances pour les deux sexes de donner leur participation ; la protection de l'environnement ; de l'aménagement du territoire ; de la promotion de l'artisanat ; de l'organisation du tourisme rural. Il est également souhaité qu'un programme de contrôle entre population et ressources disponibles soit envisagé. Ce qui implique que, le contrôle des naissances et des décès est nécessaire dans le cadre de l'application de la démarche du développement rural intégré.

Au terme d'un véritable chantier de développement rural intégré, espère l'universitaire, on devrait noter dans le milieu rural haïtien trois points principaux: Durabilité, Équité, Compétitivité.

La durabilité, d'après lui, implique la continuité et la multiplication progressive des effets positifs de l'action d'intervenir. Dans ce cadre, la productivité marche de paire avec maintenance des ressources. En ce sens, l'action ne doit pas nuire à l'environnement écologique pour que les générations futures puissent survivre et se développer de manière adéquate. L'hypothèque du destin des générations futures est exclue.

L'équité suppose la création et la consolidation d'organisations de la société civile dans lesquelles sont créées les conditions égalitaires entre les divers agents impliqués dans le processus de production. Ces institutions favorisent la création de possibilités, le développement des compétences et le respect des droits de tous.

La compétitivité peut être vue à deux niveaux : National et international. Elle pourrait être entretenue et obtenue par la consolidation de complexe et de consortium agroalimentaire créés par des coopératives paysannes ainsi que la reconversion des entreprises et unités de production des petits et moyens producteurs. Un autre aspect pour parvenir à cette compétitivité est l'élévation de la qualité des produits et la coordination des structures de transformation et de commercialisation.

Les responsables, croit l'auteur, doivent définir une stratégie d'ensemble pour combattre la compétitivité déloyale entre les produits locaux et ceux qui proviennent de l'extérieur particulièrement des grandes entreprises agricoles occidentales pour la plupart subventionnées par leur gouvernement. Car cette compétitivité déloyale, estime-t-il, a toujours constitué un grand handicap à la productivité locale. Malgré la mondialisation, l'État et les organisations de la société civile doivent protéger les producteurs locaux et faciliter la circulation de la production artisanale et agricole locale.

Le chercheur dit espérer que ce travail pourra en premier lieu, alimenter le débat sur les stratégies à envisager pour le développement rural en Haïti et, éclairer la lanterne de la communauté universitaire sur des aspects du développement rural jusque-là obscurs ;.Ensuite, contribuer à orienter les responsables politiques et les autres acteurs dans leurs actions de développement en les fournissant des pistes d'intervention pour parvenir à la satisfaction des besoins essentiels des ruraux et en particulier pour enclencher une véritable réforme agraire dans les différentes régions agricoles du pays comme le souhaiterait la constitution du 29 mars 1987 en ses articles 247 et 249. Et qui fait valoir, d'ailleurs, son article premier, qu' « Haïti est une république coopératiste », garantissant, ainsi, les droits inaliénables de développement de la personne et des collectivités. Pourquoi ne pas envisager une telle démarche qui pourrait au moins garantir l'accès à l'eau potable, aux soins de santé, au pain de l'instruction, à un logement décent et particulièrement à l'alimentation ?

Cependant, comment concilier la démarche du développement rural intégré avec les objectifs macro-économiques du pays ? Voilà une autre question autant pertinente que celles abordées dans cette recherche que l'universitaire croit qui mériterait d'être élucidé.

Jean Laforest VISENE
Professeur à l'UEH
Coordonnateur général du
COLLECTIF EDUCA-DEV (COED)
http: // www.educadev.8k.com

Rationaliser l'Agir-Communicationnel en Haiti: L'Education des Adultes un passage obligé

            In Quotidien Le Nouvelliste            F o n d é    e n    1 8 9 8                                                                                
  Rubrique: Société     Date: 16 Avril 2004
            
                                                                                                                                
                                                                                                                                
 Haïti: Rationaliser l'agir-communicationnel en Haïti : l'Education des adultes un passage obligé

« La réalisation d'un bon programme d'éducation des adultes, aussi bien en milieu rural qu'en milieu urbain, s'avère nécessaire pour une véritable participation citoyenne de toutes les tranches d'âge du pays dans le débat démocratique». Telle l'idée principale soutenue par l'auteur de cet article. Car, dit-il, les concepts de démocratie et de participation citoyenne resteront purement formels aussi longtemps que les masses urbaines et rurales sont handicapées par les barrières de l'ignorance des techniques de lecture et d'écriture, étape nécessaire, pas suffisante pour participer de manière efficace et rationnelle à la construction démocratique. Malgré son importance, l'auteur a cependant reconnu que cet aspect de l'éducation ne peut pas être la priorité des priorités, tenant compte de la conjoncture actuelle.

Prof. Jean Laforest VISENE

Les différentes prises de positions, enregistrées après le départ de l'ex-président Jean-Bertrand Aristide, laissent comprendre que le premier objectif auquel toutes les composantes de la nation haïtienne devraient s'atteler à atteindre serait la recherche de l'unité et de la sécurité intérieure. Puisqu'on est à l'ère démocratique, l'idée d'une « conférence nationale » est l'une des voies opportunes pour la quête de cette unité et de cette sécurité. Car, cette conférence aura permis à tous les constituants du corps social haïtien d'exprimer leur vision de l'Haïti de demain et de définir une nouvelle stratégie pour arriver à une Haïti libérée de la pauvreté humaine et matérielle. Le concept de « Conférence nationale » implique la recherche d'un consensus national par la prise en compte de l'opinion de tous les secteurs de la société dans la prise des décisions qui engageraient l'Etat. Mais, dans ce contexte, pour que l'opinion d'un secteur soit prise en compte, il faut qu'elle porte la marque du « savoir formalisé », c'est-à-dire, accepté comme scientifique. Dans cette même suite logique, pour que l'opinion soit acceptée comme savoir scientifique, il faut que les idées soient présentées de manière cohérente et que la communication de l'opinion suive une logique argumentative suivant le médium considéré. Ce qui nous amène à comprendre que livrer une opinion exige de la qualification et de la compétence. A ce niveau là, on est en droit de se demander si les masses rurales et urbaines auraient la possibilité de se faire entendre et que leurs opinions et revendications auraient également une chance d'être prises en compte dans cette quête de consensus et de renouveau national. Pourquoi cette inquiétude ? Voilà ce que nous entendons exposer dans cet article.

1. - Cadre méthodologique et considérations conceptuelles
Cet article qui se situe dans une logique interprétative, en ce sens qu'il emprunte la démarche du raisonnement analytique afin de dégager une signification aux données, suit un double objectif : celui de faire ressortir les barrières de l'ignorance dans la manipulation des espaces médiatiques, d'une part et d'autre part, de mettre en évidence les intérêts de toutes les entités dans l'entreprise d'un programme national d'éducation des adultes. Il a pour cadre de référence la théorie de l' « agir communicationnel » de Jürgen Habermas et sa conception de l'espace public9. Ce cadre de référence nous permettra de faire ressortir le processus de formulation de l'opinion publique dans la société moderne. Que recouvre le concept d'«agir communicationnel». C'est ce que nous allons voir maintenant.

Le concept d'«agir communicationnel » est emprunté d'une théorie portant le même nom, développée par jürjen Habermas en 1981. L'intuition centrale de cette théorie est qu'une finalité de la compréhension mutuelle est intégrée de la communication linguistique. Ce concept est étroitement lié a celui de rationalité communicationnelle. En fait, c'est ce principe de rationalité qui est à la base du prolongement des relations sociales et du développement des rapports institutionnalisés. En conséquence, l'institutionnalisation des pratiques démocratiques serait impossible quand il n'y a pas cette capacité de compréhension et d'interactions des différents acteurs. Voyons maintenant le concept d'éducation des adultes.

Le concept d'éducation des adultes est issu des pratiques socioculturelles qui se sont développées vers la fin de la deuxième guerre mondiale. Disons, bref, que l'éducation des adultes privilégie dans un premier la culture générale, dans un second temps, la qualification professionnelle, et dans un troisième temps, le développement personnel, pris sous l'angle d'équilibre de vie et de compétence sociale. Ce qui implique que les pratiques d'éducations pour adultes visent, en tout premier, lieu à aider l'apprenant à comprendre son environnement, biotique et abiotique, et développer chez lui la capacité d'interaction avec cet environnement. Précisons enfin, que la pratique d'éducation des adultes est diversifiée selon les contextes de réalisation du programme et les appartenances sociales des apprenants.

2. - Education et accomplissement des responsabilités citoyennes
Selon les estimations réalisées en 19951, près de 55% de la population haïtienne sont analphabètes. Cette estimation représente à peu près une population de 5.200.000 d'analphabètes1 dans le pays. Il convient de faire remarquer que plus de la moitié de cette population d'analphabètes réside en milieu rural. Alors, comment peut-on prétendre une opinion publique rationnelle, intelligente et efficace avec une population composée majoritairement d'analphabètes ? Il est vrai que la logique du lettré n'est pas forcément scientifique, tout comme celle de l'analphabète n'est pas forcément dénuée de scientificité. Car le savoir lire et écrire n'est pas tout à fait un critère de rationalité, sans rentrer dans des considérations entre savoirs techniques populaires et savoirs technico-scientifiques. Mais, comment pourrait-on oser penser créer une société participative, juste et enclin à pratiquer la tolérance sans que la majorité de la population n'ait pas la possibilité d'utiliser à bon escient les espaces médiatiques existants ? Car, l'usage efficace de ces espaces nécessite, de toute évidence, le savoir lire et écrire, surtout avec le développement des nouvelles technologies de l'information et la communication. En effet, des thèmes comme : décentralisation, développement des collectivités, choix des stratégies pour la production agricole et la production agro-industrielle, privatisation et mondialisation, écotourisme, intégration d'Haïti dans les corporations internationales, culture nationale tout comme justice, santé communautaire, enfin tous les aspects de la vie communautaire mériteraient des débats publics pour que soit dégagé un consensus national. Or, savoir lire, écrire, calculer et avoir une formation générale de base est un seuil social indispensable pour communiquer facilement. D'ailleurs, la lecture et l'écriture sont les moyens privilégiés par l'Etat pour communiquer.

Cependant, signalons que depuis 1789, la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, en son article 11, admettait déjà l'éducation2 et la libre communication des pensées comme un des droits les plus fondamentaux de l'homme. « Tout citoyen, dit-elle, peut donc parler, écrire, imprimer librement son opinion ... ». La Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, votée en 1948 par les Etats membres des Nations Unies, notamment Haïti, et la constitution haïtienne du 29 mars 1987, ont réaffirmé ces droits et ont fait de l'éducation, l'instrument nécessaire au citoyen pour la diffusion de sa pensée. C'est compréhensible puisque c'est l'éducation qui structure la pensée de l'individu et qui peut lui permettre d'avoir une lecture avisée de la société. C'est cette compréhension qui fait que la réduction de l'analphabétisme à son niveau le plus bas, avant 2015, figure parmi les objectifs de développement pour le millénaire.

Il est certain que la maîtrise des techniques de lecture et d'écriture facilitera la participation du citoyen au jeu démocratique particulièrement à la formation de l'opinion publique. Ayant été libéré de ces handicaps, le citoyen pourra soutenir et structurer beaucoup plus soigneusement sa pensée. D'autant plus que l'on sait quoique l'ère rhétorique3 a laissé la place à une culture d'évidence4, c'est-à-dire convaincre par ce qui est démontré et accepté pour vrai, le principe du meilleur argument reste manifeste dans le débat politique et démocratique. Surtout, les manoeuvres politiques tendent à fonder leurs argumentations sur des références pour les rendre beaucoup plus « manipulantes ». L'analphabète n'a, donc, pas grande chance de modeler l'opinion publique. Car, il ne peut pas imposer son opinion à partir de l'oral et/ou de l'écrit, en arguant méthodiquement sur ce que les autres ont dit. L'obstacle, on le sait déjà : il ne peut décoder et noter les informations véhiculées à travers le médium.

De ce fait, l'éducation permanente, en commençant par une vraie campagne nationale d'alphabétisation, suivie d'activités de post-alphabétisation, serait la seule échappatoire pour rendre les masses urbaines et rurales d'Haïti plus aptes à participer de manière efficace et rationnelle à la formation de l'opinion publique haïtienne. De plus, l'exercice des droits et des devoirs démocratiques de la société moderne d'aujourd'hui, comme nous le disions plus haut, ne peut pas outrepasser le support de la technique et des nouvelles technologies de l'information. Pour reprendre les termes de l'acte du colloque multidisciplinaires tenu à Ottawa en 1987 : « La démocratie d'aujourd'hui est une démocratie technologique ». Et dans l'optique de différentes formes de participation citoyenne expérimentées un peu partout dans le monde, Haïti doit passer du type d'agora traditionnel à celui de l'agora moderne. Or, l'utilisation des nouvelles technologies requiert une capacité d'interaction de l'utilisateur particulièrement la maîtrise du code de la lecture et de l'écriture. Il faut le reconnaître, la maîtrise de cette nouvelle culture technique est un élément fondamental des nouvelles formes d'organisation sociale. En effet, les nouvelles technologies sont une porte de salut qui permet une économie de la croissance des consciences de l'action politique des masses. De toute façon, il ne faut pas se laisser prendre aux pièges de discours « mystificateur marchand » qui cherchent à persuader les potentiels clients en insistant sur les vertus « démocratisantes » des nouvelles technologies.

3. - Education et utilisation des espaces médiatiques
Si dans les temps passés, l'opinion publique se dégageait à partir de débats sur les places publiques, aujourd'hui elle se matérialise à travers d'autres canaux de l'espace public moderne. Elle se dégage de manière plus complexe et beaucoup plus difficile à pénétrer par le dépourvu de « raison », suivant les critères de rationalité définis par la société. Or l'élément substantiel de ces critères est la maîtrise du savoir lire et écrire.

L'élément le plus fulgurant de l'espace public moderne c'est la presse. C'est à travers elle que le peuple connaît les événements, les problèmes locaux et internationaux, prend conscience également du problème de son environnement5. C'est à travers la presse aussi que l'élite locale manipule l'opinion publique. C'est par ce même médium qu'entretiennent les relations de médiations et de courtages. L'analphabétisme a permis et permet à une minorité, économiquement ou intellectuellement mieux adaptée, d'user abusivement le médium moderne pour défendre ses intérêts mesquins. Ce n'est pas sans raison que certaines factions politiques militent pour détenir les rennes de l'alphabétisation en Haïti. D'ailleurs, la situation d'analphabétisme facilite le clientélisme politique, elle perpétue la domination d'une élite et elle alimente une classe de main-d’œuvre à bon marché.

De ce fait, il n'est pas dans l'intérêt de certains opportunistes politico-économiques d'alphabétiser la masse 6. Car alphabétiser la masse signifierait non seulement saper les chances de l'élite traditionnelle locale de modeler seul l'opinion publique, d'augmenter l'exigence de la masse des salariés analphabètes aux brasseurs d'affaires, c'est aussi saper les chances du parti d'être en contact permanent avec une masse d'électeurs. Ce n'est pas sans raison que le slogan, « Nous allons alphabétiser le peuple » est l'un des leviers des partis politiques lors des campagnes électorales. On comprend donc pourquoi le régime déchu ait fait du concept alphabétisation le point de mire de sa propagande politique. Ce qui embarrasserait, évidemment, ce nouveau gouvernement dans sa prise de position concernant cette activité.

4. - Un bon programme d'éducation des adultes pour leur inscription
véritable dans l'agora moderne
De toute évidence, une véritable campagne d'éducation des adultes est donc une étape nécessaire à franchir, pour la participation efficace de l'ensemble de la population dans la formation d'une opinion publique haïtienne, à travers cette nouvelle agora7 que sont les nouvelles technologies de l'information et de la communication. Surtout avec cette nouvelle technologie numérique qu'est l'Internet dont la maxime est « tout le monde peut parler à tout le monde ».

En ce début du 21ème siècle et à l'heure où l'on veut assurer une transition démocratique en Haïti, les responsables du pays devraient mobiliser toutes les ressources nécessaires pour la réussite d'une campagne nationale d'éducation des adultes. Il est du devoir de chacun de s'embarquer avec le gouvernement dans cette entreprise. La classe politique, la classe économique, les masses populaires devraient s'organiser pour contribuer à la réussite de cette activité qui aura permis de frayer le chemin pour qu'une plus grande partie de la population participe efficacement à la formation de l'opinion publique à travers l'espace public moderne.

Yusuf Kassam a eu raison d'écrire : « savoir lire et écrire c'est se libérer des contraintes de la dépendance c'est pouvoir se faire entendre et participer efficacement et avec assurance aux décisions qui influencent l'existence de chacun, c'est prendre confiance en soi et oser s'exprimer, c'est accéder à la conscience politique, faire preuve d'esprit critique et démystifier la réalité sociale8 ». Il a continué pour préciser que : « L'alphabétisation permet à l'individu de déchiffrer le monde qui l'entoure et d'en écrire l'histoire ». Abondant dans le même sens, M. Marc André DENIGER, professeur à l'université Laval et spécialiste d'alphabétisation au Centre de Recherche et d'Investigation Scolaire (CRIRES), explique : « l'alphabétisation permet à l'individu d'avoir une capacité de faire, de s'inscrire dans sa communauté et aussi d'agir sur cette société». C'est ce qui nous incite à faire nôtre, cette considération du décret du 22 septembre 1958, inaugurant la campagne d'alphabétisation de l'époque sur toute l'étendue du territoire, qui précise que « La démocratie en Haïti demeurera purement formelle aussi longtemps que les masses urbaines et rurales resteront affliger de la plaie de l'ignorance résultant de leur analphabétisme10 ». Il est clair qu'on ne pas s'attendre à la formalisation des concepts de démocratie et de participation citoyenne sans la réalisation d'un bon programme d'éducation des adultes sur toute l'étendue du territoire.

5. - En guise de conclusion
Dans cet article, nous avons vu que la réalisation d'un programme d'éducation permanente est l'une des étapes nécessaires à franchir afin que beaucoup plus de gens participent de manière efficace et rationnelle à la formation de l'opinion publique haïtienne. Ce programme, qui passerait nécessairement par une campagne massive d'alphabétisation, permettrait, non seulement l'émergence d'une idéologie nationale forte et rationnelle, mais modifierait aussi le comportement isolationniste et individualiste qui handicape la convergence des idées pour le développement réel du milieu haïtien. Telle est l'idée principale sur laquelle nous avons mis l'accent, tout en insistant particulièrement sur l'importance de l'espace médiatique moderne dans l'agir communicationnel. Pour ces multiples raisons et bien d'autres encore, nous nous attendions à ce que le Programme d'Action du Gouvernement de Latortue allait comporter un volet d'éducation pour adultes, en commençant par une véritable campagne d'alphabétisation. Et, ce programme n'allait pas être négligé. Peu importe, pour nous, le cadre institutionnel qui sera utilisé pour l'exécuter.

En dépit du bien fondé de cette entreprise, de ses enjeux et des options qui l'entourent, on est en droit de se demander si l'éducation des adultes doit être figurée parmi les priorités des priorités de l'actuel gouvernement et si l'Etat doit se permettre d'investir dans l'éducation des adultes alors qu'un nombre effarant d'enfants n'ont pas la possibilité d'aller à l'école et, conséquemment, grossiraient le lot des analphabètes ? Ne faudrait-il pas plutôt investir dans la scolarisation universelle que dans l'alphabétisation ? Peut-on concilier et / ou complémenter ces deux options ? Voilà autant de questions qui restent encore à élucider et on invite les décideurs et toutes les composantes de la nation à les analyser en profondeur. De toute façon il importe de savoir comment intervenir pour assurer la réussite des programmes d'éducation des adultes ? Cet aspect sera probablement abordé dans un prochain article.

Notes explicatives et bibliographiques
1. Secrétairerie d'Etat à l'alphabétisation, « Forum national sur l'alphabétisation », Port-au-Prince, septembre 1999. (N.B. : Estimation de la population haïtienne à 8000000 d'habitants.)
2. Le concept éducation fait référence, ici, particulièrement à l'apprentissage de la lecture et de l'écriture, ainsi qu'à une formation générale de base.
3. Cf. L'ère rhétorique est l'époque où la valeur d'un discours était simplement fondée l'éloquence de l'orateur.
4. La culture d'évidence implique une certitude absolue, quelque chose de caractère manifeste et incontestable.
5. MIEGE, Bernard, La société conquise par la communication, PUG, Grenoble, 1989.
6. Roger CHARTIER, Les origines culturelles de la révolution française, éditions du Seuil, Paris 1990.
7. L'Agora était, en Grèce, la place publique, à la fois le marché, lieu de rencontre, de réunion, d'information, de discussion des citoyens où se traitaient tous les problèmes politiques de la cité.
8. UNESCO, Revue trimestrielle de l'Éducation, 1989.
9. Jurgen HABERMAS : La théorie de l'agir communicationnel; éditions Fayard, Paris, 1987.
10. « Loi inaugurant la campagne d'alphabétisation », in Le Moniteur, no. 106, 22 septembre 1958, pp. 597 - 598.

Prof. Jean Laforest VISENE
Coordonnateur général du
COLLECTIF EDUCA-DEV (COED)
educadev@yahoo.fr